Telle est réalité

Publié le par pascalgoblot

Il était furieux de mon dernier post.


J’avais toujours cru qu’il considérait ceci, ce blog, pour ce qu’il était, un miroir déformant de nos échanges, dont l’exact degré d’altération aurait dû lui être connu, quelque chose sans grande importance, au fond, pour lequel j’avais toujours cru lui voir un regard amusé, indifférent, avec une teinte de bienveillance, de complaisance même, voire de condescendance.

 

Bref, je croyais qu’il s’en foutait.


Je me trompais.


Je m’excusai, lui proposai d’effacer immédiatement le texte de la semaine passée. Il refusa, aussi catégoriquement qu’il m’avait exprimé son courroux.


Sa colère retomba.

 

Il avait cette capacité, rare, de passer sans transition d’un état affectif à un autre, de l’irritation à l’enthousiasme, de l’animosité à l’amitié. Je savais aussi que cette capacité était un leurre, et que chaque offense restait inscrite en lui, pour toujours gravée, qu’il n’oubliait rien, jamais. Il n’était pourtant pas rancunier. Je le connaissais depuis suffisamment longtemps pour avoir compris que son impossibilité d’oubli était par lui vécu comme un défaut, un poids.

 

Il changea donc soudainement de sujet, pour me parler d’un documentaire qui était passé sur une chaîne publique, et qu’on pouvait voir là, sur YouTube.

 

La gueule de l’emploi, réalisé par Didier Cros.

 

Ne l’ayant pas encore vu, ce que j’ai fait depuis, je l’écoutai.

 

La société d’assurance GAN cherchait 2 ou 3 vendeurs pour placer ses produits. La société spécialisée RST Conseil lui avait trouvé une dizaine de candidats. La sélection allait durer deux jours. Deux jours d’horreurs, d’humiliations, de saloperies diverses. Deux jours filmés en continu et en multi caméra, et micro HF.

 

Il ne s’attarda pas trop sur le contenu moral lui-même, ni sur la saloperie des recruteurs.

 

Il me raconta juste comment, ce qui était demandé aux candidats, plus que de réussir une épreuve, était l’adhésion aux règles, la soumission au verdict, et surtout, pour les perdants, l’acceptation du fait que leur subjectivité avait été engagée dans leur échec. Il s’avéra que les candidats retenus furent ceux qui avaient, en fait, engagé le moins d’eux-même.

 

Pour les recruteurs, il était évident qu’il jouissaient. Fort. À la manière de ces gens qui, en d’autres circonstances, peuvent devenir bourreaux. Et en jouir. En jouir d’autant plus que ceux-là se sentaient investis d’une mission supérieure, et nécessaire. Un jouissance contre laquelle on ne pouvait rien faire, sur laquelle buteraient toutes les luttes sociales. Une jouissance qu’on ne pouvait que fuir, en lançant, à la manière d’un Bartleby, « I would prefer not to ».

 

Mais selon lui, l’intérêt du film, au delà de la situation réelle à laquelle il nous donnait accès, résidait en fait dans sa mise en scène. Ou plus précisément dans la mise en scène opérée par le cabinet de recrutement. Cette mise en scène, en tous points, se calquait sur les jeux de télé réalité, selon le schéma éprouvé : épreuve – résultat – débriefing. Avec cette touche finale de la reconnaissance par les perdants, de la validité de la sentence.

 

Et cela produisait un effet Larsen extrêmement violent.

 

Car, depuis une dizaine d’année, la situation d’entretien d’embauche a été justement la forme non-dite, l’impensé, le hors champs tabou, qui avait hanté tous les dispositifs de mise en scène des émissions de jeu télévisé, depuis le Maillon faible, jusqu’à la Nouvelle Star. Depuis une dizaine d’année, la télévision avait proposé une représentation fantasmagorique et imaginaire de l’entretien d’embauche, du monde cruel et compétitif de l’entreprise, par ces émissions où il n’en reste qu’un, celui qui aura résisté à tout, qui aura réussi à battre les autres.

 

Ces émissions avaient véhiculé et cautionné une idéologie écœurante, certes, mais elles avaient aussi permis de déplacer une réalité difficile sur le terrain de la représentation.

 

Mais voilà.

 

Nous pouvions maintenant voir que, réciproquement, cette situation d’entretien d’embauche empruntait désormais sa forme au jeu qui s’était inspiré d’elle. D’autant plus que Didier Cros, le réalisateur, avait perversement utilisé, lui aussi, le dispositif de la télé réalité, où les candidats commentent après coup leur prestation. 


En un mot, cela bouclait.

 

Or, quand il y a à ce point réciprocité d’influence entre une représentation et la réalité à laquelle elle se réfère, quand le fantasme irrigue à ce point la vie qui lui a servi de support, il y a ce qu’il proposa d’appeler une « figure de forme ».

 

C’est-à-dire qu’à partir de là, plus rien ne peut advenir qui ait à voir de près ou de loin avec le sujet, sans que s’impose cette « figure de forme », sans que, à un certain niveau, la représentation de référence soit active.

 

Entendait-il que toute situation de conquête, de sélection, de compétition mettait désormais en œuvre, à un certain niveau, de l’humiliation et du sadisme ?

 

Oui…

 

Evidemment, nous ne pouvions pas nous empêcher de penser à que cela impliquait pour la primaire socialiste. Ne serait-ce qu’à la façon dont l’attention s’était focalisée sur le chagrin de Ségolène Royal, ou encore à l’injonction lancée aux candidats de « fendre l’armure », c’est-à-dire simplement d’exhiber sa subjectivité, pour ne pas dire « étaler ses tripes ». Et nous, les votants, nous nous étions alors retrouvé dans la position des sélectionneurs, à pouvoir enfin éprouver un peu de leur jouissance.

 

Voilà qui rendait compte un peu différemment de l’heureux et incroyable succès d’un moment démocratique.

Publié dans dimanche

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