Les jeux sont faits

Publié le par pascalgoblot

Voilà plus de deux mois, maintenant, que je n’ai plus de ses nouvelles. Son ultime signe reste cette image de flèches, le 5 août dernier, sur le sol d’un parking inconnu.

 

Depuis plus rien.

 

Pas un mot.

 

Pas un échange.

 

Je sais, pourtant, ce qui a dû se passer. Le connaissant assez bien, je ne doute pas qu’il ait mis à exécution son absurde et terrible projet. Je l’imagine quelque part, caché, reclus, espionnant sa proie -cette femme inconnue dont il était tombé follement amoureux, ce jour maudit du voyage en train- préparant méthodiquement sa conquête, calculant le moindre détail de son plan machiavélique.

 

Peut-être le reverrai-je réapparaître dans deux mois, six mois,un an. Il aura changé de vie et pris une autre identité. Quel nom aura-t-il choisi ?

 

Je me le représente transformé, les cheveux longs, méconnaissable. Seule une lueur  particulière dans le regard qu'il me lancera me fera le reconnaitre. L'ébauche de son sourire complice suffira alors pour m'imposer le silence et confirmer toutes mes hypothèses.

 

Le pire de tout est que je suis sûr qu'il parviendra à ses fins. Il reviendra marié, me dis-je, au bras de cette femme désirée, le visage radieux, mais l'âme couturée des cicatrices de son méfait.

 

Il me vient aujourd'hui à l'esprit de repasser en revue les deux ans écoulés, au cours desquels je prenais note de nos échanges, et dont j'ai rendu compte un peu ici, dans ce blog. 

 

Je me souviens de ce premier post, à propos de ses étranges idées sur le savoir et le livre. Quels sens cela prenait-il maintenant ? À en rédiger aujourd'hui sur un iPad ce qui en est probablement le dernier écho, je peux mesurer toute l'étendue de sa prophétie. Tout ceci ne pourra exister véritablement qu'imprimé. Pas par fétichisme du papier. Pas pour la pérennité de la matière, opposée à la volatilité supposée de l'information numérique. Pas pour une raison technique, ou économique.

 

Pour une simple raison : par un effet du langage, couplé à la formule courte et célèbre, énoncée par Mac Luhan. 

 

Le message, c'est le médium.

 

Soit.

 

Si je lis un texte sur un écran (d'ordinateur, de tablette, de smartphone…), le premier message n'est pas le texte, mais le support lui-même, c'est-à-dire l'objet capable de diffuser n'importe quoi d'autre. L'infinité des autres textes possibles, des images, des sons, des usages… est indissociable du texte que je lis. 

 

Le premier sens, le premier message est cette infinité-même.

 

Or le livre de Balzac, que je tiens dans la main, dont je feuillette les pages, ne renvoie qu'à lui-même. Si l'on me demandait ce que je fais, je répondrais : " je lis le Père Goriot ". L'objet et le texte ne sont là qu'une seule et même chose. Le medium, comme le message, c'est le Père Goriot.

 

Éventuellement, je pourrais dire " je lis un Balzac ", et tous les autres tomes de la Comédie humaine seraient alors convoqués.

 

Mais que je lise ces mêmes mots sur l'iPad sur lequel précisément j'écris, ce serait alors le support qui serait le sens, le message, et les mots de Balzac se dissoudraient dans l'océan et le bruit du réseau, ne seraient plus que le fumet fantomatique du texte. En un mot, sa rémanence.

 

Voilà qui est dit. 

 

Qu'en penserait-il, lui, s'il tombait, par hasard ou délibérément, sur ceci ? 

 

Qu'aurait-il à répondre ?

 

Je crains qu'après notre dernière entrevue, constatant ma désapprobation, il ne décide de rompre tout contact avec moi. Ce dont je le sais capable.

 

Après tant d'années.

 

Je ne sais pour quelles raisons l'évocation de sa disparition définitive me fait repenser à ces moments où, à peine sortis de l'adolescence, nous allions nous poster devant les Chandelles, pour nous moquer de ces couples qui, rôdant autour de la porte, n'osaient en franchir le seuil, passaient et repassaient en gloussant pour finalement abandonner leur projet libertin.

 

Nous avions depuis découvert des endroits bien plus étranges, en avions exploré un recoin ou deux. 

 

Puis nous étions passé à autre chose.

 

Etait-ce là ce que nous avions eu de meilleur ?

Publié dans dimanche

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