One more time

Publié le par pascalgoblot

Retour de soleil imprévu, en cette fin octobre.

 

Nous étions en terrasse. Un parfum d’insouciance tranquille flottait, une senteur de liberté douce. L’air embaumait des sourires amicaux de nos voisins de table, exhalait une assurance solide et ferme.


Cela ressemblait à du bonheur, simplement.


Il disait avoir remarqué une chose étrange. Quand son regard se portait sur une femme, prétendait-il, elle couvrait instinctivement la partie de son corps qui était regardée. Il avait mis du temps à s’en rendre compte. D’ailleurs, au début, il avait eu du mal à y croire. Mais il avait bien été obligé de l’admettre, il était doté d’un étonnant pouvoir.

 

Plus précisément, il suffisait qu’une femme passe dans son champ de vision pour qu’aussitôt, elle couvre un décolleté, tire sur une jupe un peu courte, en une vaine tentative de la rallonger, redresse un buste courbé, ou encore remette un chemisier glissant d’une épaule dénudée. Ce n’était aucunement de ces mouvements pudiques, ou de protection contre un regard masculin insistant, ou trop lourd. Ces gestes étaient involontaires, machinaux même, et se produisaient dans l'ignorance du regard porté.

 

Au début, il avait cru que les femmes passaient leur temps à rajuster leurs vêtements, que les lois sociales qu’elles subissaient, cette injonction de séduction, exerçaient sur elles une contrainte si forte, avec laquelle elles entraient malgré elles en conflit, qu’elles se trouvaient prises en permanence dans la contradiction entre d’un côté, une éducation à la pudeur, et de l’autre, une nécessité à faire image. A force d’observation, il s’aperçut que ce n’était pas cela, que le phénomène n’avait lieu qu’avec lui, qu’avec son regard.

 

Le sien, uniquement.

 

C’était comme si ses yeux émettaient un faisceau, un rayon brûlant, qui, au delà de lui, véhiculait une charge si intense qu’automatiquement la personne qui en était la cible s’en protégeait, quand bien même elle ne savait pas regardée. Alors maintenant, il protégeait ses yeux derrière des lunettes de soleil, par empathie, pour éviter un embarras, aussi gênant qu’inconscient.

 

Evidemment, je lui dis qu’il se foutait de ma gueule.

 

Il rit et, ignorant ma moquerie, poursuivit sur une nouvelle théorie qui lui avait traversé l’esprit, selon laquelle il existerait une corrélation arithmétique entre l’augmentation de la hauteur du talon des chaussures des femmes, et l’aggravation de la crise économique.

 

J’émis un soupir. Amusé. Perplexe. Ahuri. Effaré.

 

Ne voulant pas gâcher ce moment d’insouciance par un naufrage dans ce qu’il est convenu d’appeler une « conversation de mecs », je m’empressai de détourner la conversation.

 

Je m’emparai donc du journal posé sur la table voisine. C’était LibérationEn Une, sur un fond entièrement noir, un petit rectangle accueillait la photo du cadavre de Kadhafi.

 

Ça avait été le seul journal à publier l’image du dictateur mort. Bizarrement, les autres journaux, habituellement peu soupçonnables de pudeur, n’avaient pas osé, avaient reculé et avaient publié des images de Kadhafi du temps de son imposante posture de despote. J’avais jeté un œil sur la vidéo qui avait été prise du lynchage de Kadhafi, et je l’avais trouvée atroce.

 

Littéralement.

 

Lui aussi.

 

Pourtant, nous étions habitué à voir des choses bien pire, des enfants mutilés, des tas de cadavres d’innocents, des morts sanglantes, sans pour autant que la compassion, ou l’horreur, nous prive de l’exercice de notre pulsion de voyeur. Pourquoi ces images-là, ces images d’un dictateur n’éprouvant et n’inspirant aucune pitié, étaient-elles proprement insupportables ?

 

Ce n’était pas le regret d’un procès. Ce n’était pas l’homme que l’on plaignait. Ce n’était pas la violence.

 

Que disaient vraiment ces images ?

 

Ces images disaient la mort du tyran. Ces images disaient surtout une fin médiocre et sans gloire, la fin de ce qui s’était érigé en ordre. Ces images disaient l’inutilité des souffrances passées, ces souffrances qui n’avaient été endurées que pour préserver le trône, la place à partir de laquelle le reste s'organisait, s'ordonnait. Ces images disaient la perte de cette place. Ces images disaient la mort du père, la fin de l’ordre du monde et de ce qui faisait tenir le langage, le vide angoissant d’où peut naître une liberté.

 

Sic transit gloria mundi, commenta-t-il.

 

Par le regard passe Eros, passe Thanatos.

 

Souvent.

 

Mais pas toujours.

Publié dans dimanche

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