Lueur crépusculaire des narcissismes

Publié le par pascalgoblot

L’emballement général avait lieu, des signes dispersés ça et là en témoignaient, petites étincelles reliées entre elles par un fil invisible, éclatant en série comme un prélude menaçant.

 

C’étaient les modalités de la subjectivité contemporaine, disait-il, ce qui faisait de nous des sujets, qui étaient en jeu. J’étais sceptique, plus enclin par nature à ne pas sombrer dans une lamentation défaitiste.

 

Par esprit de contradiction aussi.

 

Et puis tout de même, il fallait bien faire face.

 

N’empêche.

 

En moins d’un an, des actes de folie avaient marqué les esprits, et établi des ponts entre des faits qui n’avaient entre eux rien de commun. Les meurtres immondes perpétrés par Anders Behring Breivik, en Norvège, Mohamed Merah en France et Luka Rocco Magnotta au Canada, avaient été inspirés chacun par des motivations différentes, mais présentaient des similitudes troublantes.

 

Une même chose semblait à l’œuvre : dans chacun de ces passages à l’acte, un narcissisme exacerbé, articulé à une très puissante pulsion de mort, paraissait la matière véritable de la jouissance de ces meurtres. Tout portait à penser que la finalité de ces assassinats, plus que le plaisir effectif de la transgression, plus que l’exacerbation du sentiment de puissance que ces fous avaient pu éprouver en tuant, était, en réalité, leur mise en scène.

 

Voire les images produites à l’occasion des meurtres.

 

Il était évident que Breivik trouvait dans son procès, le lieu où pouvait se déployer son exhibition, la scène de théâtre qu’il recherchait. Il l’avouait presque dans son absence de haine envers ses victimes, et quand il disait que leur mort n’avait été pour lui qu’un moyen. Et il avait beau prétendre que ce moyen avait été mis au service de la propagande de ses idées, il était à peu près clair qu’il cherchait en réalité à devenir le personnage principal de son procès, son centre, son héros.

 

Quelques mois plus tard, Merah, avec sa caméra subjective attachée au torse, avait reproduit exactement les images de ces jeux vidéo Doom like, où ne dépassait que l’arme et où le joueur devait abattre les ennemis qui se mettaient en travers de son chemin.

 

doom1.jpg

 

Magnotta, enfin, en mettant la musique du film Américan psycho sur la vidéo de son dépeçage semblait avant tout vouloir produire une image, et adresser une demande, celle d’être reconnu comme psychopathe.

 

Dans chacun des cas, la motivation énoncée n’avait aucune importance. Ce pouvait être un fantasme de pureté aryenne, un délire religieux, une pulsion cannibale, elle n’était que le prétexte à mettre en œuvre les moyens pour produire les images ou les mise en scènes dont le meurtrier devenait le héros.

 

A chaque fois, une autre image, connue, inscrite dans un imaginaire collectif, était latente dans celles fabriquée par les criminels, inscrivant leurs actes dans l’infini jeu de leurres et de masques du régime des images, auquel ils semblaient soumis de façon inouïe.

 

Je l’interrompis.

 

- Oui, mais c’est vieux ça, ce genre de crime ! Dans les années cinquante, déjà, on avait retrouvé J’irai cracher sur vos tombes de Vian, à côté du cadavre d’une femme assassinée, bien mis en évidence par le meurtrier. Et puis avec les jeux vidéo, c’est la vieille antienne de la confusion du réel et du virtuel.

 

Il répondit.

 

- Pas du tout ! Au contraire ! Il n’y a aucune confusion…

 

Il s’expliqua.

 

Ces meurtriers, dont le modèle avait vu le jour aux Etats-Unis, où des adolescents avaient pu tirer avec des armes à feu sur leurs camarades, ne confondaient pas la réalité et les mondes idéels, mais au contraire souffraient de leur irréductible hétérogénéité. Coincés dans une insupportable réalité, uniquement faite de mots et d’images, ils tentaient d’aller se frotter à du réel, en l’occurrence au maximum du réel, à ce contre quoi tombent images et mots, en d’autres termes, ils allaient se confronter à la mort.

 

Celle des autres surtout.

 

Car il ne s’agissait plus de jouir du spectacle, mais de l’éprouver, d’y être, d’en être, dans une recherche du Réel, au sens lacanien d’une limite.

 

Une recherche désespérée qui ne pouvait que rater.

 

Car pour eux, le réel devait se soumettre à un ordre supérieur, leur image.

 

Alors seule la mort pouvait leur assurer qu’était réelle l’image d’eux-mêmes qu’il se renvoyait à eux-mêmes, cette construction dans laquelle le regard de leur mère les avait probablement enfermés.

 

Ce narcissisme, donc, seule la mort pouvait le leur garantir.

 

J’opinai, puis je lui lançai un regard vaguement inquiet.

Publié dans dimanche

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article