Le nerf de la guerre

Publié le par pascalgoblot

Je m’étais toujours demandé quels étaient réellement ses moyens de subsistance. Je savais qu’il écrivait des choses, qu’on lui commandait parfois des rapports sur des sujets dont il ne disait pas un mot. Ses clients étaient aussi mystérieux que le domaine dans lequel il exerçait. Il devait avoir un filon qui lui permettait d’assurer un minimum vital, ce qu’on pouvait aussi appeler une « niche ». Mais de cette « niche », je ne savais rien.


Malgré les années, malgré l’amitié, il était d’une discrétion totale.

 

Son activité professionnelle réelle était quasiment devenue un secret.


Chaque fois que j’abordais, directement ou indirectement, la question, il bottait évasivement en touche, l’air de rien. Je ne m’en apercevais qu’après coup, et forcément, la dextérité avec laquelle il esquivait cet aspect-là de sa vie avait fini par exciter ma curiosité.


Alors j’imaginais.

 

Des missions secrètes, des liens avec des officines parallèles, des rapports d’analyse aux conséquences fantastiques, une veille stratégique d’intelligence économique. Ou alors au contraire d’obscurs comptes rendus pour de mornes administrations.

 

La réalité était peut-être plus simple et banale. Peut-être ne parlait-il pas de son activité parce qu’elle ne lui semblait pas assez glorieuse, et qu’il en avait honte…

 

En revanche il était prolixe sur le fait d’avoir peu de revenus. Car ce qui était sûr, c’est qu’il vivait de peu. Chichement même. Peu de biens, peu de dépenses, peu de charges, pas d’enfants ni de famille, des goûts simples. 

 

Le minimum.

 

Une ascèse.

 

Il disait souvent que, gagnant peu, n’ayant quasiment rien, il n’avait rien à perdre, et que son dénuement était, dans les faits, le gage de sa liberté. Ses accents me rappelaient ceux de René Nicolas Ehni, exilé volontaire en Crète, qui avait poussé jusqu’au bout cette logique, mais lui, dans des excès d’alcool, de foi et de sexe.

 

Rien à perdre, donc.

 

Je ne pouvais m’empêcher de voir dans ce choix, avant tout, un refus du monde. Un refus du monde, de ses luttes, de ses contraintes, de ses conquêtes et de ses échecs. Depuis ses vingt ans, le monde avait changé. Sans lui. Malgré lui. Et même contre lui. Et aujourd’hui, il n’était plus adapté à sa violence, à son indifférence, à sa morbidité.

 

Pour tout dire, j’allais jusqu’à le trouver à côté de la plaque, comme si sa position de retrait, au lieu de lui avoir donné le recul propice à l’observation détachée de ses contemporains, n’avait fait que lui ôter l’accès possible aux outils mentaux et intellectuels qu’il lui aurait fallu forger pour les décrire, les analyser, les comprendre. Car quelque chose lui manquait maintenant, après tout ce temps, il se retrouvait dans une société qui lui échappait en partie, dont les passions, les goûts, les ivresses et les lumières lui étaient étrangers. J’étais persuadé qu’il aurait tant pu faire… Plus encore. Je savais que la violence, l’indifférence et la morbidité du monde contemporain n’avait pu se déployer que par la démission de ceux qui aurait pu, et dû, se battre pour le conquérir.

 

Le pouvoir avait été là, il aurait pu si facilement le prendre, plutôt que de laisser la place offerte aux loufiats.

 

J’imagine qu’à l'inverse, il me considérait compromis avec le système.

 

Alors ?

 

De commun, que nous restait-il ?

 

La recherche d’un peu de dignité, l’entretien d'un minimum d’hygiène mentale, l’étude, la tentative de s’écarter un peu de sa propre jouissance. Bref, rien qui soit susceptible d’attirer les foules.

 

Bref ?

 

La barbarie ne fait que commencer.

 

 

Post Scriptum : La jument Golden Shower est présentée dans les journaux nationaux comme la favorite du prix Albine à Maisons Laffitte, mardi 13 septembre 2011, devant Femme Fatale et Un jour. Quelle étrange motivation a bien pu saisir celui -ou celle- qui a baptisé ainsi un cheval, du nom d’une pratique érotique aussi singulière ?…

Publié dans dimanche

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