Et soudain…

Publié le par pascalgoblot

Je ne me laissai pas tomber dans le piège que son récit me tendait.


J’étais déjà assez pris par les interrogations à propos des images dont j’étais maintenant certain qu’il était l’expéditeur. Son récit me confirmait qu’il venait de relire un livre de 1928, Nadja, qui avait illuminé sa jeunesse.

 

Et la mienne.

 

Avec le Manifeste du surréalisme, Nadja, que Breton voulait « battant comme une porte », nous avait un temps servi de guide moral et existentiel. A mon tour, je rouvris les livres. J’avoue que j’y cherchais quelque chose de précis, quelque chose à opposer à la mise en scène de ses divers mystères, quelque chose pour alimenter la partie à laquelle nous jouions.

 

A nouveau, le style, la précision et l’acuité du verbe m’éblouirent.

 

Je trouvai rapidement, dès les premières pages de Nadja, ce que je cherchais pour étrangement poursuivre le dialogue avec lui.


Comme on sait, le texte se rythme de photos diverses auxquelles a surtout été attribuée la fonction d’ancrer le récit dans une réalité, de l’expurger de ce qui pourrait faire littérature, de tenir lieu d’anti-description, opposable à la forme traditionnelle du romanesque.


                                          Nadja


« Je prendrai pour point de départ l’hôtel des Grands Hommes… » écrit Breton en légende de la première image du livre.

 

C’était là, derrière les deux fenêtres situées juste sous le mot « HOTEL », qu’avait commencé l’aventure surréaliste, en 1919, là qu’au retour de la Grande Guerre il avait écrit avec Philippe Soupault les premiers textes automatiques, et quand il entame Nadja, au lieu d’infliger à son lecteur une description qu’il estime pénible de l’hôtel de la place du Panthéon, il en publie une photographie, prise un peu plus tard par Jacques André Boiffard.


Voilà.

 

Une représentation brute.

 

Sans fard.

 

Pas de sous entendus.

 

Pas d’au delà, ni d’en deçà de l’image.


Une vue banale de l’hôtel, avec en avant plan, l’inévitable statue de Jean-Jacques Rousseau, et, par hasard, une charrette à cheval, comme il en sillonnait tant dans Paris à l’époque. Tout au plus, peut-on trouver présomptueux l’allusion aux « Grands Hommes », et le fait que la photo ait été prise depuis le Panthéon.


Rien de plus, semble-t-il…


« Semble-t-il… » seulement, car en réalité, pour qui sait lire et qui sait voir, cette image résonne dans la psyché de Breton, et possiblement dans celle de son lecteur, en de multiples échos, révélateurs de profondeurs secrètes. Car cette photo inaugurale est en fait le décalque exact d’une toile peinte en 1914 par Giorgio de Chirico, l’Enigme d’une journée, aujourd'hui visible au Moma.

 

Mettre les images côte à côte suffit.


   Nadja.jpg Enigme2.jpg


Ce tableau, dont on sait qu’il exerça sur Breton un immense pouvoir de fascination, ne présente pas seulement avec la photo de Boiffard une analogie formelle dans la position de la statue, dont la main ouverte est exactement la même pour l'une et l'autre.


Par cette analogie, à la beauté d’évidence, s’impose entre la toile et le cliché, une série d’autres correspondances qui, terme à terme, établissent une équivalence de structure des deux images. Les arcades se transforment en façade de l’hôtel, les personnages, au loin, se fondent dans la silhouette à la fenêtre, les deux cheminées deviennent les deux gouttières qui encadrent le bâtiment, et surtout… surtout… la charrette tirée par un cheval se métamorphose structurellement en l’espèce de container posé au milieu de la place.

 

On en sait un peu sur la nature de cet objet. On le retrouve, ouvert, dans un autre tableau de Chirico, Mystère et mélancolie d’une rue, qui fait suite à l'Enigme d'une journée par l'ombre de la statue. Ou l'anticipe.

 

                                         Myste-re.jpg

 

Parenthèse.

(La notion de Temps, si l’on se réfère, comme Chantal Humbert, à Héraclite, y est peut-être représenté par « l’enfant qui joue ». Temps étrange, qui imprime son caractère énigmatique aux toiles de Chirico, et qui vient simplement du fait que les ombres et la lumière des scènes ne coïncident pas. Les ombres proviennent d’un soleil couchant du soir quand la lumière de plomb signale -comme parfois les horloges que l’on voit dans certaines toiles- qu’il est entre midi et quatorze heure.

     Heure.jpg                      Mareinbad.jpg          

Alain Resnais a découvert, compris et repris précisément cela dans le plan, si célèbre, de L'année dernière à Marienbad, où seuls les personnages ont des ombres. Jacques Saulnier, le décorateur du film, racontait souvent comment ils avaient découpé et collé au sol des silhouette de papier noir, puis attendu que le soleil soit au zénith, vers midi, pour tourner le plan, afin qu’aucun autre élément du décor n’ait d’ombre.)

Fin de la parenthèse.


Que l’enfant qui joue soit une incarnation du temps, c’est une hypothèse. Ce qui en revanche est certain, c’est que le container est une voiture, une voiture de déménagement.

 

Non seulement Chirico ne s’en cacha pas, mais Breton reprend directement cette appellation lors d’une recherche/enquête collective, dans un numéro d'une revue surréaliste qu’il dirigeait, et dont je me suis trouvé, par hasard, détenteur d’un jeu d’épreuves.


Une voiture de déménagement…          

 

                                          SASDLRn-6.jpg

 

Tout lecteur, même superficiel, du Manifeste du surréalisme, s’est à un moment ou a un autre, souvenu du passage :


                                           « CONTRE LA MORT


Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire. Ne manquez pas de prendre d’heureuses dispositions testamentaires : je demande, pour ma part, à être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement. »

 

On pourra toujours objecter que la charrette se trouve sur la photo par hasard. Que c'est juste une charrette, sans doute pas une voiture de déménagement, encore moins un corbillard. C’est oublier un détail, un petit détail : l’enseigne « MAISON HENRI DE BORNIOL », qui occupe le rez-de-chaussée de l’hôtel, n'est rien d'autre que l’une des plus grandes entreprises de pompes funèbres de la capitale. (Par la suite, cette maison se rendit fameuse pour ses tentures noires, qui servirent à tous les éclairagistes de cinéma et de théâtre de Paris.)

 

En 2002, la publication, lors de la vente des archives de Breton, de deux autres photos de Boiffard, non retenues, indique, s’il en était besoin, que la présence de la charrette –comme de la statue- n' a rien de fortuit.


        Boiffard2.jpg    Boiffard3.jpg

 

 

Il n'est pas nécessaire de décrire ici tous les fils, jusqu'ici disjoints, qui, dans le reste de l'œuvre et de la vie d'André Breton, se trouvent reliés entre eux par cette simple résonance.

 

Seul importe pour l'instant que la photo de Boiffard, publiée en 1928 dans Nadja, se pare d'un autre relief.

 

                                          Nadja.jpg


Elle n’est soudainement plus cette simple vue illustrative sans consistance, ayant pour seul but de donner l’élément de preuve du réel d’un récit. Une intrigue invisible et clandestine s’y joue, qui respire la mort, hantée par un autre, que certains pourront reconnaître facilement sous les traits d’un ami, dont Breton appris la mort en 1919, précisément à l’hôtel des Grands Hommes, Jacques Vaché, mais qu’à titre personnel je préfère identifier au plus mystérieux « Qui… » de la phrase « Qui je hante ? », mise en ouverture de Nadja.


Nous y étions.

 

La « maison de verre » de Breton n’était pas la « transparence » contemporaine, c’était même son opposé.

 

Son actualité m’apparut clairement. Dans la moindre autofiction disponible aujourd'hui dans le commerce, combien de marquises sont-elles sorties à cinq heures ? Combien de faux masques, et de misérables leurres ? Combien d’héroïnes blondes ont dissimulé en réalité des brunes ? Dans le vomissement par Breton de ces histoires qui font mine de parer d’imaginaire des pauvres anecdotes, qui, pour employer des mots deleuziens, visent à réduire ce qui pourrait tenir de l’ordre d’un texte à de simples petites affaires privées, dans ce rejet brutal et radical, Breton noue de façon essentielle, ce qui, dans un texte, relie un sujet, au sens premier de sujet d’une phrase, et la subjectivité de son énonciateur.


                                 breton-chiricoManRAY.jpg

 

Breton finit par acquérir l'Enigme d'une journée en 1933.


Les images étaient là, certes.


Mais ce sera toujours dans la langue que se suivront les circonvolutions, les chemins qui mènent peut-être à l’éblouissement.

 

Un éblouissement sans artifice.

 

Ni ornement

Publié dans dimanche

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