Épilogue

Publié le par pascalgoblot

Vingt heure, île de Groix, le 6 août, les rues sont désertes, les cafés sont fermés, il fait beau, l’air est pur, la chaleur de la journée, toute relative, est retombée.

 

Personne.

 

Le bourg est étrangement silencieux lorsque je m’attable à la terrasse de la seule petite auberge qui sert encore des crêpes aux touristes perdus. Une carafe de cidre, une cigarette, un livre, j’ai les accessoires dont j’ai besoin pour m’abandonner tranquilement à celle de mes activités favorites qui consiste à éprouver le passage du temps sur mon corps, et ressentir l’ennui, irrigué par les veines qui circulent dans mes bras. Cette solitude heureuse, que trop rarement désormais je m’accorde, peu de gens de mon entourage la comprenne.

 

Sauf toi -peut-être- parfois.

 

Toi ? Toi, dans la chambre que nous avons louée pour la semaine, tu es restée te reposer de la journée que nous venons de passer sur la plage, les yeux fermés, abrutis de soleil. Plus tard, tu iras sans doute voir le film d’été, programmé ce soir au Cinéma des familles. Je retrouverai tout à l’heure ton sourire, quand j’irai te chercher à la sortie de la séance.

 

Pourquoi est-ce moment-là que le destin choisit ? Je l’ignore…

 

Je reconnus immédiatement sa silhouette familière, sa démarche et son pas.

 

Pas d’erreur.

 

C’était lui !

 

Après des mois de silence et d’absence, il réapparaissait dans le plus improbable des lieux, cette île au large de Lorient, où j’étais venu fuir le monde. Je fus saisi. La surprise la plus forte, plus encore que la coïncidence miraculeuse de cette rencontre fortuite, fut de voir la personne qui l’accompagnait. Je sus immédiatement que cette jeune femme était celle dont il était tombé follement amoureux, plus d’un an avant, et en déduisis dans l’instant que sa stratégie insensée de conquête avait réussi. Son plan avait fonctionné. Son but était atteint au-delà de tout ce qu’il avait pu imaginer. Il était arrivé à séduire et s’attacher cette inconnue dont il avait décidé qu’elle deviendrait sa femme.

 

La forme largement arrondie de son ventre m’en indiquait une preuve hallucinante : elle était enceinte.

 

Il me vit.

 

Sans être le moins du monde étonné de me voir, ou dissimulant à la prefection sa surprise, il m’intima d’un regard l’ordre impérieux de me taire. Je restai figé. Un silence s’installa durant quelques secondes, durant lequel nous échangeâmes un dialogue muet, moi restant assis, eux poursuivant leur route.

 

- Que fais-tu ici ?

 

- Et toi ?

 

- C’est elle ?

 

- Oui, bien sûr…

 

- On peut se parler ?

 

- Attends !…

 

Il lui jeta un regard inquiet et protecteur, puis m’envoya un nouveau signal des yeux.


- Oui, mais laisse moi mener la danse.

 

- D'accord.

 

- Très bien. Pas d'embrouille, n'est-ce pas ?

 

- Pour qui me prends-tu ?

 

Il rompit le silence, s’arrêta, et mima l’étonnment.

 

Il fit les présentations, me fit passer pour une vieille connaissance de jeunesse, qu’il aurait perdue de vu des années auparavant, une amitié ancienne mais indéfectible, et pour me présenter sa compagne, il dit sobrement : « Mon amie».

 

Je me permis alors de la regarder plus attentivement. La trentaine, assez jolie mais d’une beauté à mes yeux quelconque, je comprenais bien ce qui, chez elle, avait pu l’accrocher, lui. Je m’interdirai bien de parler d’un « je ne sais quoi », d'un « presque rien », mais tout de même… Peut-être la forme du nez, ou ces lèvres qui semblait toujours implorer une demande, ou alors ces yeux dans lesquels il était possible de lire une infinité de projections, mais qui, je le savais d’expérience, n’étaient que le leurre narcissique de la fatuité masculine. En un mot, si elle avait pu provoquer en lui un coup de foudre indélébile, elle ne sucitait en moi rien d’autre que la curiosité de voir celle qui avait pu le mettre dans cet état.

 

Elle souriait, un peu béatement. Je me demandais pendant une fraction de seconde si elle n’était pas droguée, s’il n’était pas parvenu à ses fins par les moyens d’une redoutable chimie. Mais non. Il n’y avait sans doute là qu’un sympôme hormonal, lié à son état.

 

Je leur proposai de se joindre à moi pour boire une bolée de cidre, mais il déclina en remerciant, prétextant la grossesse. Une gêne s’installa, de celle qui se produit entre deux personnes lorsque leur situation respective est trop évidemment hétérogène l’une à l’autre, et que sont en jeu, de part et d’autre, des pensées aussi informulables que réciproquement conscientes.

 

Puis ils repartirent, après les politesses d’usage.

 

Quel jeu ! Quelle déception !

 

Comment, me demandai-je, en étions arrivés là ? À faire comme si nous n’avions pas partagé nos pensées et presque toute une vie d’échanges et conversations.

 

Et lui ? Tout ce mystère, toute cette énergie mystificatrice, pour finir par cette imagerie pénible et mensongère de conjugalité ?

 

Je repensai à tous ces moments vécus ensemble, et surtout à ceux, manqués, de ces derniers mois. En les regardant s’éloigner, j’imaginai tout ce que nous n’avions pas dit. Tout ce dont nous n’avions pas pu parler. Tant de choses s’étaient élaborées au cours de nos discussions, tant d’intuitions, en la validité desquelles je continuai de croire, en avaient émergé, que je restai là, sur cette terrasse, en état d’hébétude, devant un spectacle si désolant.

 

Au loin, je le vis s’arrêter, puis dire deux mots à sa compagne.

 

La laissant seule, il revint vers moi.

 

- Tu as ton appareil photo ?

 

Je lui tendis en acquissant. Il en retira la carte mémoire, y introduisit une autre, la sienne, fit une petite manipulation, puis récupéra sa carte. En me rendant mon appareil, il eut ces mots :

 

- Je ne regrette rien, et ne regrette rien non plus. Tu as des choses à faire, les tiennes.

 

Je jetai un œil sur l'écran de l'appareil.

 

Il avait copié une image, une photo prise le jour-même, une demi-heure avant notre rencontre. Un profil s’y découpait, dessiné par le reflet du soleil sur une plage.

 

Ses mots résonnèrent longtemps après son départ. Je me demandai si ces retrouvailles, extraordinaires par leur banalité hasardeuse, n’avaient pas été mises en scène de bout en bout, prévues par lui de longue date, à seule fin de me délivrer cet ultime message.

 

Je l’en savais capable.

 

Je restai là encore une heure, à réfléchir, à échafauder mille hypothèses. Enfin, tout se dissipa d’un coup.

 

Les questions, les regrets, les attentes, les interrogations sans fins, les béances… tout cela s’évapora brusquement, se dissolva dans l’air marin du soir. Seuls le calme et l’odeur de la mer régnaient à présent sur la place vide du bourg.

 

Car au fond, qu’importait ?

 

Je me levai, payai, et, sur le chemin du Cinéma des familles, imaginant les retrouvailles avec toi, je retournai à ma solitude heureuse.

Publié dans dimanche

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